13
« Elle me ramena au campement. Elle me conduisit à l’intérieur des portes. Des hommes et des femmes se levèrent des feux autour desquels ils se tenaient et les enfants coururent vers moi. Je me savais doté d’une beauté angélique, et leurs regards admiratifs ne me surprirent pas. En revanche, je me demandais bien, au nom du Ciel, ce qu’ils avaient l’intention de faire.
« On me fit asseoir et on m’apporta à boire et à manger. C’était ce dont j’avais besoin. Pendant trois jours, je n’avais rien bu d’autre que de l’eau, et je ne m’étais nourri que de quelques baies cueillies çà et là dans les bois.
« Assis en tailleur parmi eux, je mangeais la viande cuite qu’ils m’avaient servie et elle, ma femme, ma Fille de l’Homme, s’était blottie contre moi, comme pour défier quiconque de nous provoquer. Puis elle commença à parler.
« Elle se mit debout, leva très haut les bras, et leur raconta d’une voix forte ce qu’elle avait vu. Son vocabulaire était simple. Mais elle avait bien assez de mots pour décrire comment elle m’avait rencontré sur le rivage, moi qui étais nu, et comment elle s’était donnée à moi dans la pureté et la vénération, sachant que je ne pouvais être une créature terrestre.
« Ma semence n’était pas sitôt entrée en elle qu’une magnifique lumière venue d’en haut avait inondé la caverne. Elle s’était enfuie, terrorisée, mais moi je m’étais avancé dans cette lumière, sans la redouter, car je la connaissais, et, devant ses yeux, je m’étais transformé au point qu’elle avait pu voir à travers moi, tout en continuant à me voir. Et j’étais devenu immense, avec de gigantesques ailes blanches garnies de plumes ! Cette vision – celle d’une créature à travers laquelle elle voyait comme si c’était de l’eau – avait été très fugitive. Puis j’avais disparu. Je m’étais évanoui aussi sûrement que j’étais maintenant assis là. Elle avait erré, frissonnante, à ma recherche, invoquant les ancêtres, le Créateur, les démons du désert, toutes les puissances protectrices, lorsque soudain elle m’avait revu – transparent, pour résumer ses mots simples, mais visible, dégringolant, ailé et gigantesque, m’écrasant contre le sol dans une chute qui aurait tué un homme, ce que, du reste, j’étais devenu – un homme, tout à fait réel, ainsi que chacun pouvait le constater, assis dans la poussière.
« “Seigneur, priais-je. Que dois-je faire ? Ce que cette femme a raconté est la vérité ! Mais je ne suis pas un dieu. Vous êtes Dieu. Que puis-je faire ?”
« Nulle réponse ne vint du Ciel, ni à mes oreilles, ni à mon cœur, ni à mon cerveau, encombrant et compliqué.
« Quant à mon auditoire, composé de trente-cinq personnes environ, sans compter tous les enfants, il resta muet. Chacun méditait. Nul ne s’empressait d’admettre les faits ; toutefois personne n’allait se ruer sur moi et les récuser. Quelque chose dans mon attitude et ma posture les maintenait à distance.
« Pas de surprise. Je n’allais assurément pas me faire tout petit, me mettre à trembler ou montrer que je souffrais. Je n’avais pas appris à exprimer la douleur angélique à travers la chair. J’étais là, tout simplement, conscient que, selon leurs critères, j’étais jeune, avenant, et plein de mystère ; et ils n’étaient pas assez courageux pour chercher à me nuire, comme ils le faisaient si souvent aux autres, en me poignardant, en m’empalant ou en me brûlant, ainsi que je les avais vus faire trop de fois à leurs ennemis ou à ceux des leurs qu’ils méprisaient.
« Soudain, le groupe laissa échapper de grands murmures. Un très vieil homme se leva. Son langage était encore plus fruste que celui de la jeune fille. Je dirais qu’il possédait peut-être la moitié de son vocabulaire usuel. Mais cela lui suffisait pour s’exprimer, et il me demanda très simplement : “Qu’avez-vous à répondre à cela ?”
« Les autres réagirent comme si ces paroles étaient l’expression même du génie. Peut-être était-ce le cas. À ce moment, la femme se serra plus encore contre moi. Elle s’installa à mes côtés et, d’un regard implorant, elle m’étreignit.
« Je me rendis alors compte d’une chose – que son sort était lié au mien. Tous ces gens, sa famille, l’effrayaient quelque peu. Alors qu’elle n’avait pas peur de moi. Intéressant. C’est là tout le pouvoir de la tendresse et de l’amour, et de l’émerveillement, aussi, pensai-je. Et dire que Dieu affirmait que ces gens appartenaient à la Nature !
« Je baissai la tête, mais pas pour longtemps. Je finis par me relever, la prenant avec moi, elle, ma compagne, puisqu’il en était ainsi, et j’utilisai tous les mots que je connaissais dans sa langue, mots déjà assimilés par leurs enfants et que les adultes ignoraient encore, pour leur répondre :
« “Je ne vous veux aucun mal. Je viens du Ciel. Je suis ici pour apprendre des choses de vous et pour vous aimer. Et, au nom de Dieu, je ne vous souhaite que du bien !”
« Une immense clameur se fit entendre, une clameur de joie ; les gens tapaient dans leurs mains et se mettaient debout, et les petits enfants sautaient en tous sens. Ils semblèrent d’accord à l’unanimité pour que Lilia, la femme avec qui j’étais, réintègre à présent le groupe. Car elle en avait été chassée lorsqu’elle m’avait rencontré. Mais il ne faisait guère de doute que maintenant, celui-ci la soutenait. Et elle était revenue avec un dieu, une divinité, un être céleste… auquel ils s’adressaient avec de nombreuses syllabes et combinaisons de syllabes.
« “Non ! déclarai-je. Je ne suis pas un dieu. Je n’ai pas créé le monde. Et je vénère, tout comme vous, le Dieu qui l’a fait.”
« Cela, aussi, fut accepté avec allégresse. Pourtant, cette frénésie commençait à m’inquiéter. Je ressentais douloureusement les limites de mon corps, alors que tous les autres dansaient, criaient, hurlaient et lançaient des coups de pied dans le feu de camp, et que cette ravissante Lilia continuait de s’agripper à moi.
« “À présent, il faut que je dorme !” dis-je brusquement. Ce qui n’était ni plus ni moins que la stricte vérité. J’avais à peine dormi plus d’une heure de suite depuis trois jours que j’étais un être de chair, et j’étais rompu jusqu’aux os, meurtri et banni du Ciel. Je voulais me réfugier près de cette femme, et enfouir mon chagrin entre ses bras.
« Chacun donna son approbation. On nous prépara une hutte. Tous couraient çà et là pour nous trouver les plus belles peaux, les meilleures fourrures et les cuirs mâchés les plus lisses, et nous fûmes introduits sans un mot dans ce lieu. Je me renversai contre la fourrure près de moi, une peau de chèvre des montagnes, au poil long et doux.
« “Seigneur, que voulez-vous que je fasse ?” demandai-je à voix haute. Aucune réponse ne vint. Il n’y avait plus dans la hutte que le silence et l’obscurité, et les bras qu’une Fille des Hommes avait passés autour de moi, voluptueuse, aimante, emplie de tendresse et de passion, ce mystère, cet alliage, ce pur miracle de la vie, lorsque la tendresse et le désir déferlent et ne font plus qu’un.
Memnoch s’interrompit. Il parut soudain épuisé. Il se leva et se dirigea une fois de plus vers le rivage. Il se tenait sur le sable fin et les galets. J’aperçus les contours de ses ailes qui étincelèrent l’espace d’un instant, sans doute de la manière exacte dont la femme les avaient vues ; il me tournait le dos, les épaules voûtées et le visage apparemment dans ses mains, et, ainsi, il ne me semblait plus aussi imposant.
— Memnoch, que s’est-il passé ! dis-je alors. Dieu ne vous a sûrement pas laissé là ! Qu’avez-vous fait ? Que s’est-il passé le lendemain matin, lorsque vous vous êtes réveillé ?
Il soupira et se retourna enfin. Il remonta lentement jusqu’à la grosse pierre, puis il se rassit.
— Le matin venu, je l’avais connue une demi-douzaine de fois et je gisais à demi mort, ce qui, en soi, était une leçon supplémentaire. Mais je n’avais toujours pas la moindre idée de ce que j’allais pouvoir faire. Pendant qu’elle dormait, j’avais prié Dieu, prié Michaël et les autres anges. J’avais prié inlassablement, demandant ce que je devais faire.
« Pouvez-vous deviner qui m’a répondu ? me demanda-t-il.
— Les âmes du Schéol, répondis-je.
— Oui, précisément ! Ce sont elles qui ont répondu. Comment le savez-vous ? Ce sont ces esprits – les plus puissants du Schéol – qui ont entendu mes prières au Créateur, entendu l’élan vital et l’essence de mes plaintes, de mes excuses et de mes suppliques de miséricorde, de pardon et de compréhension – ils ont tout écouté, tout absorbé, tout bu, comme ils le faisaient des aspirations spirituelles de leurs enfants humains vivants. Et lorsque le soleil s’est levé, lorsque tous les hommes du groupe ont commencé à se réunir, je ne savais qu’une seule chose :
« Quoi qu’il puisse m’arriver, quelle que fût la volonté de Dieu, les âmes du Schéol ne seraient plus jamais les mêmes ! Elles en avaient trop appris par la voix de cet Ange déchu dans la matière, qui avait inconsidérément imploré Dieu et le Ciel.
« Bien sûr, la portée de ce phénomène m’échappa. Je n’étais pas resté assis là à me perdre en conjectures. Les plus puissantes des âmes avaient eu droit à un premier aperçu du Paradis. Elles connaissaient maintenant l’existence d’une lumière qui faisait pleurer et supplier un ange en proie au désespoir, parce que celui-ci craignait de ne plus jamais revoir cette lumière. Non, je n’y réfléchissais pas.
« Dieu m’avait abandonné ici. Voilà ce que je pensais. Dieu m’avais abandonné. Je sortis dans la foule. Le campement grouillait de monde. En fait, des hommes et des femmes arrivaient de tous les campements avoisinants pour me voir.
« Aussi nous fallut-il quitter son enceinte pour aller à l’extérieur, dans l’un des champs. Regardez sur votre droite, là où le terrain est en pente. Vous voyez le champ tout en bas, avec la mer…
— Oui.
— C’est là que le rassemblement eut lieu. Et je compris bientôt que tous attendaient quelque chose de moi, que je parle, que je fasse des miracles, qu’il me pousse des ailes. Ils attendaient quelque chose, mais quoi, je n’aurais su le dire. Quant à Lilia, elle était comme toujours agrippée à moi, attirante et belle, et emplie d’un vague émerveillement.
« Ensemble nous gravîmes ce rocher, celui que vous apercevez là-bas, les grosses pierres que les glaciers ont laissées des millions d’années auparavant. Là. Nous l’escaladâmes, puis elle s’assit et moi, je me plaçai devant ces gens, levant les yeux vers le Ciel et ouvrant les bras.
« De tout mon cœur, j’implorai Dieu de me pardonner, de me reprendre, de clore en beauté cette intrusion avec ma miséricordieuse disparition, autrement dit, de me rendre ma forme angélique, mon invisibilité, et de m’envoler dans les airs. Je le voulais, je me le représentais, j’essayais de toutes les manières possibles de retrouver mon état initial. Pas de chance.
« Dans les cieux au-dessus de nos têtes, je voyais ce que les hommes voyaient : le bleu du firmament, les nuages blancs qui voguaient vers l’est, et la lune pâle de ce début de matinée. Le soleil me brûlait les épaules et le haut du crâne. C’est alors qu’une pensée effroyable me vint : j’allais probablement mourir dans ce corps ! J’avais été dépossédé de mon immortalité ! Dieu m’avait rendu mortel et s’était détourné de moi.
« J’y réfléchis longuement. Je le soupçonnais depuis le début, mais maintenant, j’en étais convaincu. Et la fureur monta en moi. Je regardai tous ces hommes et toutes ces femmes. Je repensai aux paroles que Dieu m’avait dites, d’aller avec ceux que j’avais choisis, avec la chair que j’avais préférée au Ciel. Et je pris une décision.
« Si c’était ainsi que je devais finir, si, à l’instar de tous les humains, je devais mourir dans ce corps-là, s’il me restait encore quelques jours, quelques semaines ou même quelques années – quelles que fussent mes chances de survivre parmi les périls de l’existence – il me fallait les mettre à profit pour réaliser les plus belles choses que je connaissais. Je devais offrir à Dieu ce que j’avais de mieux. Je me devais donc de périr comme un ange, si tel était mon destin !
« “Je vous aime, Seigneur”, fis-je à haute voix. Puis je commençai à me creuser la tête pour trouver les actes les plus nobles que je pourrais accomplir.
« Ce qui me vint immédiatement à l’esprit était logique, voire évident. J’allais apprendre à ces gens tout ce que je savais ! Je n’allais pas me contenter de les entretenir du Paradis, de Dieu et des anges, à quoi cela leur aurait-il servi ? J’allais leur en parler quand même, bien sûr, et leur dire qu’il fallait qu’ils aspirent à une mort sereine et la paix du Schéol, car c’était à leur portée.
« Mais c’était bien le minimum que je puisse faire. Car ce n’était rien ! Mais, bien plus, j’allais leur enseigner tout ce que moi, je pouvais percevoir dans leur univers, et que eux ignoraient encore.
« Je commençai sur-le-champ. Je les conduisis dans les montagnes et les emmenai dans les grottes pour leur désigner les gisements de minerai. Je leur expliquai que lorsque ce métal était brûlant, il se liquéfiait et jaillissait de la terre en bouillonnant, et qu’en le chauffant une nouvelle fois, ils pourraient le ramollir pour en façonner des objets.
« De retour sur le rivage, je ramassai un peu de la terre meuble et m’en servis pour modeler des petits personnages, afin qu’ils constatent à quel point c’était facile ! Puis, avec un bâton, je traçai un cercle sur le sable, et je me mis à leur parler des symboles. Comment nous pouvions faire un symbole pour Lilia, qui ressemblerait à la fleur dont elle portait le nom et qu’ils appelaient le lis. Et un autre symbole pour moi… un homme avec des ailes. Je faisais des petits dessins partout, leur montrant comme il était simple de relier une image à un concept ou à une chose concrète.
« Le soir venu, j’avais réuni toutes les femmes autour de moi pour leur indiquer différentes façons de nouer leurs lanières de cuir mâché, ce auquel elles n’avaient jamais pensé, et de les tresser de manière plus élaborée pour en faire de grandes pièces d’un seul tenant. Rien que de très logique. Tout simplement ce que moi, ange, j’avais pu déduire de ma connaissance du monde.
« Or, ces gens connaissaient déjà les cycles de la Lune, mais pas le calendrier solaire. Je les initiai à toutes ces notions. Combien il y avait de jours dans une année, en fonction de la révolution des planètes autour du Soleil ; je leur appris comment inscrire toutes ces données à l’aide de symboles. Et bientôt, nous partîmes ramasser de l’argile au bord de l’eau pour en faire des plats, sur lesquels je dessinai alors, avec des petits bâtons, des étoiles, le ciel et les anges. Ces plats et ces tablettes étaient mis à sécher au soleil.
« Pendant des jours et des nuits, je restai avec mon peuple. Le savoir que je leur transmettais inlassablement ne cessait de s’accroître. Sitôt qu’un groupe se fatiguait et ne pouvait plus assimiler mes leçons, je me tournais vers un autre, observant attentivement ce qu’ils faisaient et m’efforçant d’améliorer leurs méthodes.
« Je ne doutais pas qu’ils allaient découvrir beaucoup de choses par eux-mêmes. Ils trouveraient bientôt comment tisser, ce qui leur permettrait de fabriquer de meilleurs vêtements. Tout allait pour le mieux. Je leur montrai les pigments que j’extrayais de la terre, semblables à l’ocre rouge qu’ils utilisaient déjà, et qui leur donneraient des couleurs différentes. Je leur communiquai chacune des idées qui me venait à l’esprit, chaque progrès que j’envisageais, développant considérablement leur vocabulaire dans le processus et leur enseignant également l’écriture. Je leur appris aussi une musique d’un genre totalement nouveau, puisque c’étaient des chansons. Et les femmes venaient à moi, de plus en plus nombreuses – et Lilia se tenait alors à l’écart – ces femmes qui, chacune, pouvaient être honorées de la semence de l’ange, elles, “les avenantes Filles des Hommes”.
Il s’interrompit à nouveau. À cette évocation, son cœur semblait brisé. Son regard, lointain, reflétait le bleu pâle de la mer.
Je me mis à parler, très doucement, avec prudence, prêt à me taire au moindre signe. De mémoire, je citai le livre d’Hénoch :
— “Et Azazel… leur fit connaître les métaux, et l’art de les travailler, et les bracelets et les ornements, et l’utilisation de l’antimoine, et la manière de se farder les paupières, et toutes sortes de pierres précieuses et de teintures colorées.”
Il se tourna et me dévisagea. Il semblait presque incapable de parler. Puis, d’une voix douce, presque aussi douce que la mienne, il enchaîna sur les lignes suivantes du livre d’Hénoch :
— “Il en advint alors une grande impiété, et ils se livrèrent à la fornication et se dévoyèrent…”
Il marqua une nouvelle pause, puis reprit :
— “Et, comme les hommes périssaient, ils hurlaient, et leur hurlement monta jusques aux cieux.”
Il se tut, tandis qu’un sourire amer s’ébauchait lentement sur ses lèvres.
— Et quelle est la fin de l’histoire, Lestat, qu’y a-t-il entre les lignes que vous avez citées et celles que moi, j’ai citées ! Des mensonges ! Je leur ai enseigné la civilisation. Je leur ai transmis le savoir du Ciel et des anges ! C’est tout ce que je leur ai appris. Il n’y avait sur terre, ni effusions de sang, ni anarchie, ni géants monstrueux. Ce sont des mensonges, rien que des mensonges, des bribes et des bribes noyées sous les mensonges !
J’acquiesçai, sans hésitation, et même avec une certaine conviction, me représentant parfaitement ces choses-là, les concevant également du point de vue des Hébreux qui, par la suite, avaient cru si fermement à la purification et à la loi, qu’ils avaient fini par les considérer comme impures et mauvaises… Eux qui avaient inlassablement parlé de ces Veilleurs, de ces professeurs, de ces anges qui étaient tombés amoureux des Filles des Hommes.
— Ce n’était en rien de la magie, reprit calmement Memnoch. Il n’y avait là nul ensorcellement. Je ne leur ai pas appris à fabriquer des épées ! Je ne leur ai pas appris la guerre. Et puisqu’un autre peuple de la terre détenait un certain savoir, ce que je n’ignorais pas, je le leur ai transmis. Car dans la vallée d’une autre rivière, des hommes savaient comment récolter le blé avec une faux ! Car, au Ciel, il y avait des Ophanins, des anges qui étaient ronds, des anges qui étaient des roues, et si cette forme était reproduite dans la matière, si un simple morceau de bois reliait deux pièces rondes, on pouvait alors fabriquer un objet qui pourrait rouler sur ces mêmes roues !
Il soupira.
— Je ne dormais plus, je devenais fou. Et comme la connaissance se déversait de moi, et qu’eux s’épuisaient à force d’apprendre, luttant sous son fardeau, je partis dans les cavernes, et j’en couvris les parois de mes symboles. J’y gravai des représentations du Ciel, de la Terre et des anges. J’y gravai la Lumière de Dieu. Je travaillais, infatigable, jusqu’à ce que chaque muscle de mon corps de mortel me fasse souffrir.
« Ensuite, incapable de supporter leur compagnie plus longtemps, rassasié des belles femmes, et restant avec Lilia pour le bien-être qu’elle m’apportait, je m’en fus dans la forêt, arguant que j’avais besoin de parler en silence à mon Dieu ; c’est là que je m’effondrai.
« Je gisais dans le calme absolu, réconforté par la présence muette de Lilia, et je réfléchissais à tout ce qui s’était passé. Je repensais aux arguments que j’avais voulu invoquer devant Dieu, et comment ce que j’avais appris depuis n’avait fait que corroborer ce que j’avais eu l’intention de dire ! Rien de ce que j’avais constaté chez les hommes n’aurait pu m’inciter à penser différemment. Que j’aie offensé Dieu, que je L’aie perdu pour toujours, et que le Schéol soit mon unique perspective d’éternité, tout cela, je le savais, était la réalité qui obsédait mon cœur et mon âme. Néanmoins, je ne pouvais pas changer d’avis !
« Les arguments que j’avais eu l’intention d’exposer au Tout-Puissant étaient que ces gens étaient au-dessus de la Nature et demandaient davantage de Lui, et que tout ce dont j’avais été le témoin avait contribué à me conforter dans cette conviction. Car les hommes s’attachaient à percer les mystères célestes. Car ils souffraient, et, pour cela, cherchaient la justification de cette souffrance ! Si seulement il y avait un Créateur, et que ce Créateur ait ses raisons… Oh ! quel supplice ! Et, au cœur de tout cela, étincelait le secret du désir charnel.
« Durant l’orgasme, lorsque ma semence avait jailli dans le corps de la femme, j’avais éprouvé une extase semblable à la joie céleste, et j’avais intensément partagé cette sensation avec le corps allongé sous le mien. L’espace d’une fraction de seconde, ou même moins que cela, j’avais compris, oui compris, que les hommes ne faisaient pas partie de la Nature, non, ils étaient supérieurs, ils appartenaient à Dieu, et à nous-mêmes.
« Lorsqu’ils vinrent à moi, porteurs de leurs rares et confuses croyances – n’y avait-il pas des monstres invisibles un peu partout ? je leur répondis par la négative. Seuls Dieu et le tribunal céleste régnaient sur les destinées de tous, et aussi les âmes de leurs semblables au Schéol.
« Lorsqu’ils me demandèrent si les méchants, ceux qui n’obéissaient pas à leurs lois, étaient jetés, après leur mort, dans les flammes éternelles – une idée très répandue chez eux, comme chez d’autres peuples – j’en fus horrifié, et je leur expliquai que Dieu ne permettrait jamais pareille chose. Une âme à peine naissante, condamnée au châtiment du feu éternel ? Une atrocité, leur répondis-je. Une fois de plus, je leur expliquai qu’ils devaient glorifier les âmes des défunts pour alléger leur propre douleur et celle de ces âmes, et que lorsque la mort viendrait, loin de la redouter, ils devaient au contraire pénétrer dans les ténèbres et garder leurs yeux fixés sur la lumière éclatante de la vie sur Terre.
« Je leur racontai toutes ces choses pour la simple raison que je ne savais pas quoi leur dire.
« C’était un blasphème. J’avais blasphémé, ô combien.
Et maintenant, quel sort m’était réservé ? J’allais vieillir et mourir, professeur vénéré, et avant que ce moment ne vienne – à moins que la peste ou une bête sauvage ne m’emporte prématurément – j’allais graver dans la pierre et dans l’argile tout ce qu’il était en mon pouvoir. Puis c’est au Schéol que j’irais, et là, je rassemblerais les âmes autour de moi, et leur dirais : “Implorez, implorez le Ciel !” Je leur apprendrais à regarder là-haut. Je leur dirais que c’est là qu’est la Lumière !
Il prit une inspiration, comme si chaque mot qu’il prononçait était pour lui une douloureuse brûlure.
À voix basse, je lui citai une nouvelle fois le Livre d’Hénoch : “Et maintenant, voyez comme les âmes des défunts pleurent et adressent leurs suppliques aux portes du Ciel.”
— Effectivement, vous connaissez vos Écritures comme un bon démon, remarqua-t-il avec amertume ; mais son visage semblait en proie à une tristesse et une compassion telles, et cette raillerie avait été proférée avec tant d’émotion qu’elle en avait perdu tout son mordant. Et qui pouvait savoir ce qu’il allait advenir ? reprit-il. Qui ? Oui, oui, j’allais rendre le Schéol plus fort, jusqu’à ce que ses cris viennent cogner aux portes du Paradis et finissent par les abattre. Si vous avez une âme et que cette âme peut se raffermir, alors vous pouvez être l’égal des anges ! C’était le seul espoir qui subsistait en moi, régner parmi les oubliés de Dieu.
— Mais Dieu n’a pas permis qu’il en soit ainsi, n’est-ce pas ? Il ne vous a pas laissé mourir dans ce corps.
— Non. Pas plus qu’il n’a envoyé le Déluge pour y noyer tout mon enseignement. Ce qui resta, ce qui perdura dans le mythe et les saintes Écritures, fut que j’avais séjourné là, que ces choses avaient été enseignées, mais qu’il était à la portée d’un homme de l’avoir fait ; c’était du domaine de la logique, non de la magie, et même les mystères du Ciel étaient de ceux que les âmes auraient vraisemblablement pu percer par elles-mêmes. Tôt ou tard, les âmes auraient vu.
— Mais comment en êtes-vous sorti ? Qu’est-il arrivé à Lilia ?
— Lilia ? Ah ! Lilia. Épouse d’un dieu, elle est morte vénérée. Lilia. (Son visage s’illumina et il se mit à rire.) Lilia, répéta-t-il, elle soudain si proche dans son souvenir après l’avoir si longtemps écartée de son histoire. Ma Lilia. Bannie, elle avait uni son destin à celui d’un dieu.
— À ce moment-là, Dieu vous a repris ? Il a mis un terme à vos actes ?
Nous nous considérâmes longuement.
— Ce n’est pas aussi simple. Un jour, au bout de trois mois peut-être, je me réveillai et découvris que Michaël et Raphaël étaient venus me chercher. Ils me dirent très distinctement : “À présent, Dieu te réclame.”
« Et moi, Memnoch, l’incorrigible, celui qui ne peut se racheter, j’ai répondu : “Ah ! bon ? Alors pourquoi ne vient-il pas Lui-même me chercher pour m’emmener loin d’ici et faire ce qu’il désire ?”
« Alors Michaël, qui semblait très malheureux pour moi, me dit : “Memnoch, pour l’amour de Dieu, retourne de ton plein gré à ta véritable apparence. Sens ton corps qui grandis ; laisse tes ailes te porter jusqu’aux Cieux. Il ne veut de toi que si toi, tu le souhaites ! Voyons Memnoch, réfléchis avant de…”
« “Non il est inutile de me mettre en garde, mon bien-aimé, répondis-je à Michaël. Je viens, les yeux pleins de larmes, je viens. Puis je m’agenouillai et embrassai Lilia endormie. Elle me regarda. “C’est un adieu, ma compagne, mon professeur”, lui ai-je alors dit. Je l’embrassai, puis, me détournant, je devins l’ange, visible pour elle, laissant la matière dessiner mes contours de sorte qu’elle, en appui sur ses coudes et en pleurs, puisse avoir de moi cette ultime vision et la garder dans son cœur pour les jours où elle en aurait besoin.
« Puis, invisible, je rejoignis Michaël et Raphaël et rentrai à la Maison.
« Au tout début, j’eus peine à y croire ; au moment où je traversais le Schéol, les âmes hurlèrent leur douleur et je tendis les bras vers elles pour les consoler. “Je ne vous oublierai pas ! je le jure. Je transmettrai vos prières au Ciel.” Or, comme je poursuivais mon ascension, la lumière descendit à ma rencontre et m’enveloppa, et le chaleureux amour de Dieu – qu’il fût prélude au jugement, au châtiment ou au pardon, je ne savais – m’entoura et me soutint. Les célestes cris d’allégresse se firent assourdissants, même à mes oreilles.
« Tous les anges du bene ha elohim étaient réunis. La lumière de Dieu palpitait en son centre.
« “Vais-je être puni ?” Mais je n’étais que gratitude d’avoir revu cette lumière une fois encore, même si ce n’était que provisoire.
« Or, cette lumière me faisait mal. Je dus m’en protéger de mes mains. Et, comme c’est toujours le cas lorsque le Ciel entier est présent, les Séraphins et les Chérubins se placèrent tout autour de Dieu, de sorte que la lumière se déversait en rayons derrière eux, rendant ainsi son intensité plus supportable.
« La voix de Dieu se fit entendre de sa pleine puissance.
« “J’ai deux mots à te dire, mon vaillant, mon arrogant, dit-Il. J’ai pour toi un concept sur lequel ton angélique sagesse va pouvoir se pencher. C’est celui de la Géhenne, de l’Enfer. (Ce nom prit alors pour moi toute son implication.) Le feu et le tourment éternels, poursuivit Dieu, le contraire du Paradis. Réponds-moi, Memnoch, du fond de ton cœur. Cela serait-il pour toi le châtiment qui convient – l’opposé même de la gloire à laquelle tu avais renoncé au profit des Filles des Hommes ? Serait-ce la sentence appropriée – la souffrance perpétuelle, ou du moins jusqu’à la fin des temps ?”